Benoît s’interrompit, parcourant son auditoire d’un regard, satisfait de lire les signes d’un léger étonnement devant la dureté de son jugement. Il repris son récit :
“J’espérais les voir plier leurs affaires et emporter avec eux ce son exaspérant, mais vu les proportions que prenait ce phénomène il était manifestement impossible qu’ils soient à l’origine de cette horreur. Ils avaient l’air de trouver ça drôle. Les mains sur leurs oreilles, ils gueulaient comme des veaux. On aurait dit des enfants de 5 ans dans leur crise de folie post-sortie d’école. Le plus vieux, la face brûlée par le soleil, couvert d’un bombers noir dont l’âge et la saleté lui donnait un air de vieille serpillière, décocha soudain un coup de pied façon grand écart au grand maigre à sa droite. Comme le pauvre bougre lui tournait le dos, il reçu le coup sans l’avoir vu venir et plongea au sol tête la première. Je me contractais par réflexe, anticipant la douleur du type, qui tomba face contre terre sans même sortir les mains de ses poches, sous les yeux de ses potes, hilares. Un jogger qui passait par là, un casque sur les oreilles, tourna à peine la tête vers eux en passant à leur hauteur. Il se fit insulter copieusement, du moins c’est ce que j’imaginais car ils étaient bien trop loin de moi pour que j’entende quoi que ce soit. Le volume du bruit devint soudain plus intense, et je reculais pour m’éloigner de la fenêtre, espérant m’abriter sous un oreiller ; mais j’étais totalement tétanisé par cette agression à l’ensemble de mes sens, et je me tins là au milieu de mon salon, les yeux fermés, sans pouvoir faire un pas.”
Benoît se rassit, ramassa son quart qui fumait sur une brique à côté du feu, et repris. “Et à cette torture suraiguë s’ajouta un grondement sourd qui fit bientôt trembler la rambarde de mon balcon. Je n’arrivais plus à m’isoler de la souffrance et je commençais à me sentir mal.” Prenant un moment pour prendre une lampée du vin chaud préparé par Reinhold, il reposa son quart, puis observa ses amis : Selma, Yann, Jeanne, Walter et Henry étaient pendus à ses lèvres. “Je ne sais pas si vous avez déjà vécu un tremblement de terre (les têtes se secouèrent lentement en signe de dénégation) mais c’est une sensation épouvantable. Paradoxalement, le fait de sentir le sol bouger sous vos pieds et de voir les murs se plier vous aide à comprendre ce qu’il vous arrive. Là, rien. Seuls mes tympans et mon oreille interne était en effervescence. Au bord de l’évanouissement, je m’étendis au sol ; et alors que ma cage thoracique se mettait elle aussi à trembler, me laissant entrevoir le pire, le silence retomba d’un seul coup. Sans me relever, reprenant mes esprits, j’eus comme premier réflexe de tourner la tête vers les escaliers de la bibliothèque. Les zonards étaient partis.
— Mais alors, ce son si horrible, c’était quoi ?” Demanda Jeanne. Satisfait d’avoir provoqué cette question, les yeux pétillants de ce qu’allait provoquer sa réponse, Benoît se tourna vers elle : “C’était le son de mon infarctus.”
Stupéfaite par ce dénouement aussi dramatique qu’inattendu, Jeanne ouvrit la bouche et la couvrit aussitôt de ses deux mains. Il savoura le silence terrible qui avait saisi son auditoire, et prenant un air docte, fit sonner chaque syllabe avec soin : “Quelqu’un m’a dit un jour que la mort arrive à nous avec la délicatesse d’une brise, et nous emporte avec la violence d’une éruption. Je ne saurai dire pourquoi, mais en ce qui me concerne, la mort a joué sa partition à l’envers. Il éclata d’un grand rire, et conclus : — Je peux vous dire que depuis cette histoire, je ne regarde plus du tout les chefs d’orchestre de la même façon.”



Les carnets de Jufal
Chapitre 1
Benoit

Benoît s’interrompit, parcourant son auditoire d’un regard, satisfait de lire les signes d’un léger étonnement devant la dureté de son jugement. Il repris son récit :
“J’espérais les voir plier leurs affaires et emporter avec eux ce son exaspérant, mais vu les proportions que prenait ce phénomène il était manifestement impossible qu’ils soient à l’origine de cette horreur. Ils avaient l’air de trouver ça drôle. Les mains sur leurs oreilles, ils gueulaient comme des veaux. On aurait dit des enfants de 5 ans dans leur crise de folie post-sortie d’école. Le plus vieux, la face brûlée par le soleil, couvert d’un bombers noir dont l’âge et la saleté lui donnait un air de vieille serpillière, décocha soudain un coup de pied façon grand écart au grand maigre à sa droite. Comme le pauvre bougre lui tournait le dos, il reçu le coup sans l’avoir vu venir et plongea au sol tête la première. Je me contractais par réflexe, anticipant la douleur du type, qui tomba face contre terre sans même sortir les mains de ses poches, sous les yeux de ses potes, hilares. Un jogger qui passait par là, un casque sur les oreilles, tourna à peine la tête vers eux en passant à leur hauteur. Il se fit insulter copieusement, du moins c’est ce que j’imaginais car ils étaient bien trop loin de moi pour que j’entende quoi que ce soit. Le volume du bruit devint soudain plus intense, et je reculais pour m’éloigner de la fenêtre, espérant m’abriter sous un oreiller ; mais j’étais totalement tétanisé par cette agression à l’ensemble de mes sens, et je me tins là au milieu de mon salon, les yeux fermés, sans pouvoir faire un pas.”
Benoît se rassit, ramassa son quart qui fumait sur une brique à côté du feu, et repris. “Et à cette torture suraiguë s’ajouta un grondement sourd qui fit bientôt trembler la rambarde de mon balcon. Je n’arrivais plus à m’isoler de la souffrance et je commençais à me sentir mal.” Prenant un moment pour prendre une lampée du vin chaud préparé par Reinhold, il reposa son quart, puis observa ses amis : Selma, Yann, Jeanne, Walter et Henry étaient pendus à ses lèvres. “Je ne sais pas si vous avez déjà vécu un tremblement de terre (les têtes se secouèrent lentement en signe de dénégation) mais c’est une sensation épouvantable. Paradoxalement, le fait de sentir le sol bouger sous vos pieds et de voir les murs se plier vous aide à comprendre ce qu’il vous arrive. Là, rien. Seuls mes tympans et mon oreille interne était en effervescence. Au bord de l’évanouissement, je m’étendis au sol ; et alors que ma cage thoracique se mettait elle aussi à trembler, me laissant entrevoir le pire, le silence retomba d’un seul coup. Sans me relever, reprenant mes esprits, j’eus comme premier réflexe de tourner la tête vers les escaliers de la bibliothèque. Les zonards étaient partis.
— Mais alors, ce son si horrible, c’était quoi ?” Demanda Jeanne. Satisfait d’avoir provoqué cette question, les yeux pétillants de ce qu’allait provoquer sa réponse, Benoît se tourna vers elle : “C’était le son de mon infarctus.”
Stupéfaite par ce dénouement aussi dramatique qu’inattendu, Jeanne ouvrit la bouche et la couvrit aussitôt de ses deux mains. Il savoura le silence terrible qui avait saisi son auditoire, et prenant un air docte, fit sonner chaque syllabe avec soin : “Quelqu’un m’a dit un jour que la mort arrive à nous avec la délicatesse d’une brise, et nous emporte avec la violence d’une éruption. Je ne saurai dire pourquoi, mais en ce qui me concerne, la mort a joué sa partition à l’envers. Il éclata d’un grand rire, et conclus : — Je peux vous dire que depuis cette histoire, je ne regarde plus du tout les chefs d’orchestre de la même façon.”